lundi 9 juillet 2012

HISTORIQUE DE LA REVOLUTION DE SAFRAN


Mon roman se déroule en septembre 2007, pendant « la Révolution de Safran ». Tout commence, comme je l’explique dans le chapitre 3, par l’explosion brutale des prix des carburations (66% pour l’essence, 100% pour le diesel et 500% pour le gaz), imposée par le gouvernement birman. Il faut savoir qu'il n’existait alors que des stations-services gouvernementales en Birmanie et que l’essence était rationnée. Pour ceux qui consommaient plus que les 7 litres fournis quotidiennement, il ne restait alors plus que le marché noir, bien plus cher et de moindre qualité.

Ainsi, à partir du 15 août, le doublement soudain du prix de l’essence constitue un choc pour une population déjà pauvre, et entraîne l’augmentation tout aussi subite et spectaculaire du prix des denrées alimentaires, des transports publics et ainsi de suite. Du jour au lendemain, une partie de la population n’a plus les moyens de payer le bus pour aller travailler, d’acheter sa ration de riz quotidienne, de prendre un taxi, de faire fonctionner un générateur, etc.

Le mécontentement populaire qu’entraîne cette mesure commence à se manifester dès le 19 août. Ce sont d’abord les réseaux d’opposition (NLD, 88 Generation…) qui lancent le mouvement, comme le montre l’excellent documentaire Burma VJ (nominé aux Academy Awards en 2009). Ce film, tourné en caméra cachée par des journalistes birmans sous couverture et risquant leur vie pour obtenir ces images, immortalise les premières manifestations publiques et les premières arrestations de leaders de l’opposition (Min Ko Naing, Ko Ko Gyi, Min Zeya, etc.). Il apparaît que la répression est alors organisée par deux ministres, Aung Thaung et Maung Oo, sur les ordres du généralissime Than Shwe, qui utilisèrent essentiellement des milices pro-gouvernementales (USDA et Swan Arr Shin).

Jusque-là, le mouvement reste limité essentiellement à l’ancienne capitale de Yangon et ne concerne qu’une minorité d’opposants politiques, qui expriment le ras-le-bol de la majorité silencieuse. Il n’y a qu’à Sittwe (Etat Arakan) que l’on voit des moines participer à des manifestations le 29 août. Ce cas exceptionnel rappelle que le clergé arakanais a toujours été très impliqué dans la vie politique du pays, puisque U Ottama, l’un des leaders du mouvement anticolonialiste des années 1930 (dont je parle dans un post précédent), était un moine arakanais.

Tout change le 5 septembre 2007. Comme je le décris dans le chapitre 21 de mon roman, c’est à Pakokku que débute véritablement la Révolution de Safran. Il faut savoir que cette ville, située à une centaine de kilomètres au Nord-Est de Bagan, est un important centre religieux abritant plus de 80 monastères. Ce jour-là, une centaine de moines manifestent en récitant le Metta Sutta (prière de la compassion) pour appeler le gouvernement à ramener le prix des carburants à son niveau antérieur. Cette manifestation pacifique est violemment réprimée par la police locale et par des milices pro-gouvernementales (USDA et Swan Arr Shin). Au moins trois moines sont attachés à un poteau puis battus à coup de crosses. Il est dit que l’un d’entre eux serait mort des suites de ses blessures à la tête. Enfin, des coups de feu sont tirés en l’air pour disperser les manifestants, ainsi que je le raconte dans mon roman.

Cette attaque contre des membres du clergé, et l’outrage qu’elle suscite, sont les éléments déclencheur de la révolte populaire, dans ce pays où 85 % de la population est bouddhiste pratiquante. Le lendemain, une dizaine d’officiels et d’officiers, dont le représentant du parti de la junte (USDP) de Pakokku, se rendent au monastère Maha Visutarama pour y présenter leurs excuses. Ils sont alors retenus en otage par un groupe de jeunes moines, qui brûlent quatre des véhicules et réclament la libération des 10 membres de leur communauté arrêtés la veille. Les otages sont finalement libérés à 16h, à la demande d’un veux moine incitant ses jeunes frères au pardon et à la compassion.

A ceux qui s’étonnent de voir des moines bouddhistes prendre des personnes en otage et faire preuve de violence, il faut expliquer qu’en Birmanie, « l’habit ne fait pas le moine » justement. En effet, il est possible à n’importe quel laïc d’effectuer des retraites régulières dans des monastères au cours de son existence. Il se rase alors le crâne et porte la robe de pourpre, ne devant respecter les règles de la vie monastique (Vinaya Pitaka) que pour un court laps de temps. Ainsi, il est difficile de comparer ces personnes à celles qui consacrent toute leur existence à la méditation. De plus, le clergé Theravada n’est pas centralisé, ce qui laisse une grande marge de manœuvre aux Sayadaw (abbés) dans la gestion de leurs monastères.

Certains étant plus laxistes que d’autres, il n’est pas rare de voir de jeunes moines manger l’après-midi, regarder la télévision ou écouter de la musique, ce qui est normalement interdit. Comme en matière d’éducation des enfants, la population birmane, y compris les moines, n’est pas encore parvenue à adapter son mode de vie et ses valeurs traditionnels à l’arrivée soudaine de la modernité.

Si l’on ajoute à tout cela l’habituelle fougue de la jeunesse et la violence dont ont été victimes leurs frères de Pakokku, il est compréhensible que certains jeunes moines se laissent aller à suivre leurs émotions plutôt que l’enseignement du Bouddha. Après tout, c'est le cas dans toutes les religions. Ce n’est pas plus incompréhensible que les Templiers, l’inquisition, l'islamisme et toutes les dérives dans lesquelles se laissent emporter certains gardiens de la foi. Tout groupe humain, et donc tout clergé, a ses brebis galeuses.

Quoiqu’il en soit, le gouvernement ne répond évidemment pas à la demande des moines, mais le récit de l’épisode fait le tour du pays. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Partout, la Sangha (clergé bouddhique) s’organise. Elle que les rois n’ont jamais réussi à contrôler, elle qui est fortement décentralisée, va parvenir à s’unir et à créer un réseau regroupant les principaux monastères du pays sous le nom d’All Burma Monks’ Alliance (ABMA). Secrètement, les Sayadaw s’échangent des messages et décident de se réunir en un lieu et à une date tenus secrets. Ils émettent alors un appel collectif dans lequel ils exigent des excuses officielles du gouvernement avant le 17 septembre. La junte refuse. En réponse à cela, la majorité des moines de Birmanie lance un boycott des donations des militaires et des membres de la junte, connu sous le nom de patam nikkujjana kamma ou « bol renversé ». Si cela peut faire sourire en Occident, il faut savoir qu’une telle sanction dans un pays comme la Birmanie, équivaut encore aujourd’hui à ce que l’excommunication ou le refus de la confession pouvait représenter au Moyen-Âge chez nous.

En plus de cette action, les membres de l’ABMA appellent à des manifestations nationales dès le 18 septembre. Dans tout le pays, simultanément à Yangon, Sittwe, Bago, Mandalay, Pakokku et dans d’autres villes, des milliers de moines de manière pacifique, en récitant le Metta Sutta (prière de la compassion) et le Paritta Sutta (prière de protection contre le mal), afin d’appeler la junte à faire preuve d’humanisme envers le peuple qui meurt de faim. A ce stade, ils appellent les passants à ne pas les rejoindre, afin d’éviter que leur mouvement ne dégénère. On parle pourtant d’un vaste mouvement populaire, le premier depuis 1988, dans des villes comme Bago et Sittwe. Tout se passe bien, sauf à Sittwe où la police utilise du gaz lacrymogène pour disperser la foule.

C’est véritablement à partir de ce jour-là que la « Révolution de Safran », telle que l’appellent dorénavant les médias, prend un tournant politique ; les manifestants, moines y compris, ne se contentant plus d’appeler à la baisse des prix du carburants, mais également à la libération d’Aung San Suu Kyi et des autres prisonniers politiques, ainsi qu’à l’instauration d’un système démocratique dans le pays. Débute alors une guerre de la communication avec le gouvernement, ce dernier accusant les manifestants d’être de faux moines dès lors que les règles monastiques interdisent de se mêler de politique. ll faut, à ce titre, reconnaître que tous les moines ne participent pas au mouvement. Certains, placés à la tête de monastères par les généraux refusent bien évidemment de manifester. D’autres, sans aucun parti pris, considèrent effectivement qu’il ne leur appartient pas de participer à une action jugée politique.

Or, s’il est vrai dans l’absolu, que la Sangha est censée se détacher des affaires politiques, il faut également rappeler qu’elle a l’obligation de venir en aide à la population, et d’enseigner, de diffuser, de rappeler, les valeurs et préceptes du Bouddhisme, dont celui de la compassion. C’est à ce titre que les moines manifestent. Ils vivent au milieu du peuple. Ils ont eux-mêmes une famille, appartenant le plus souvent aux couches populaires. Leurs monastères servent bien souvent d’école, de clinique, d’hospice, d’orphelinat dans les zones rurales reculées. Suite à l’augmentation du prix des carburants, ils assistent donc à la paupérisation soudaine d’une population qui est déjà l’une des plus pauvres du monde. Ils manifestent pour appeler le gouvernement à venir en aide aux plus pauvres. Mais, les militaires ne l’entendent pas cette oreille et considèrent que le pas a été franchi dès que le mot « démocratie » a été prononcé.

Ainsi, le lendemain, la junte birmane déclare l’état d’urgence et autorise l’usage des armes contre les opposants si nécessaire. Cette déclaration en apparence unanime, cache en réalité de grandes dissensions au sein du gouvernement. Si le Président Than Shwe est adepte de la manière forte et est prêt à aller jusqu’au bout pour faire taire l’opposition, d’autres ne partagent pas son jusqu’auboutisme. Ainsi, Maung Aye, général en chef des armées et numéro 2 de la junte refuse l’usage de la violence contre le clergé. Malheureusement, sa position s’affaiblit de jour en jour depuis l’arrestation, en 2005, de l’ancien Premier ministre Khin Nyunt, qui était également le chef des services de renseignement militaire (MI). En effet, Than Shwe a peu à peu écarté Maung Aye du pouvoir, plaçant ses protégés à des postes clés autrefois occupés par des MIs. De même, le renseignement n’est plus assuré par l’armée mais par la Special Branch de la police, dirigée par l’un de ses proches. L’armée n’a donc plus la main mise sur la sécurité intérieure et Maung Aye n’a plus les moyens de s’opposer à la répression une fois l’ordre transmis par Than Shwe.

Cette annonce ne refroidit pourtant pas les ardeurs de manifestants. Le même jour, plus de 1.000 moines se réunissent encore à la pagode Shwedagon de Yangon pour s’adresser à une foule de 10.000 personnes. A Mandalay, on parle de 10.000 moines. Dès le 20 septembre, la population, en particulier les jeunes, rejoint le mouvement, formant une chaîne humaine pour protéger les moines. Jour après jour le mouvement s’amplifie et les moines appellent publiquement la population à les rejoindre.

Le 22 septembre, ils vont même jusqu’à forcer les barrages bloquant University Avenue, pour aller voir Aung San Suu Kyi, placée en résidence surveillée. La Dame, vient les saluer à son portail, derrière un cordon de policier. Le 23 septembre, les moines sont 15.000 dans les rues de Yangon et marchent accompagnés de plus de 100.000 personnes. Enfin, les mouvements ethniques apportent eux-aussi leur soutien à la Révolution de Safran, tsunami pourpre qui semble inexorable.

Grâce à Internet, aux téléphones portables et à des mules qui risquent l’emprisonnement, les images prises secrètement par les journalistes des médias d’opposition (DVB, Irrawaddy, Mizzima, etc.) font le tour du monde et la une des médias internationaux. Face à l’absence de répression et à l’importance croissante du mouvement, on se prend à rêver tout haut, en se disant qu’un changement de gouvernement est peut-être possible, en plus sans effusion de sang. C’est cependant mal connaître le pouvoir birman.

Le 26 septembre, la junte lance la répression. Ce sont tout d’abord 700 personnes qui sont battus par des policiers aux abords de la pagode Shwedagon, barricadée pour en empêcher l’accès aux manifestants. Puis, la police et l’armée tirent sur la foule, tuant au moins trois moines et une femme, et blessant plusieurs autres personnes. On parle de 300 moines arrêtés ce jour-là.

Le lendemain dans la nuit, les autorités investissent les monastères dans tout le pays. Les récits font état de moines battus à mort, exécutés de manière sommaire, ou arrêtés sans qu’aucune trace n’ait jamais été retrouvée d’eux. L’objectif avoué est alors de décapiter le mouvement en privant les manifestants de leur leadership.

Cependant, le 27 septembre, ils sont encore 50.000 à manifester dans les rues de Yangon, beaucoup se regroupant devant la pagode Sule. L’ordre est alors donné de charger. L’armée utilise notamment des camions de pompier, chargés à l’insecticide, pour disperser la foule quand les matraques ne suffisent plus. Selon des témoignages, plus de 100 personnes sont abattues par les forces de police. Parmi elles se trouvent un journaliste japonais, Kenji Nagai, tué à bout portant devant les caméras. Ces images feront le tour du monde et entraîneront l’indignation de la communauté internationale.

Les arrestations sont effectuées par centaines. C’est la même chose dans tout le pays. Et les officiers qui refusent d’obéir à l’ordre donné par Than Shwe, comme ce fut le cas du gouverneur de Mandalay, sont aussitôt relevés de leurs fonctions et remplacés. Des rumeurs font cependant état de bataillons refusant de sortir de leurs baraquements, de tirer sur les manifestants (33ème Division d’Infanterie Légère à Mandalay), protégeant ces derniers ou même retournant leurs armes contre d’autres troupes (66ème Division d’Infanterie Légère à North Okkalapa). Mais cela a finalement peu d’impact, le bilan de la répression restant extrêmement lourd. On parle d’employés de crématorium obligés par l’armée de brûler les corps de manifestants morts ou même simplement blessés dans la région de Yangon.

Les jours suivants, ils ne sont plus que quelques milliers à manifester. En plus de la peur qui s’est installée, il faut ajouter que les leaders sont soit en fuite, soit emprisonnés, soit morts. Progressivement, dans le courant du mois d’octobre, le mouvement se dilue, les manifestations se raréfient, jusqu’à disparaître en novembre 2007, sans avoir donné lieu au changement politique espéré. C’est là-dessus que j’ai choisi de terminer mon roman, au chapitre 33, sur le désespoir et la déception qui a fait suite à l’euphorie et à l’espoir suscités par la Révolution de Safran. Il faudra finalement attendre les élections du mois de mai 2008 (tenues malgré le cyclone Nargis), puis l’arrivée du Président Thein Sein au pouvoir en 2011, pour que les réformes tant attendues aient lieu et laissent entrevoir l’espoir d’une démocratisation du pays.

Cinq ans après, presque jour pour jour, le bilan que de la Révolution de Safran reste flou. Il est encore difficile de connaître le nombre exact de victimes. Le rapport présenté devant l’ONU par Paulo Sérgio Pinheiro, estime le nombre de morts à 138, selon des sources indépendantes. Il ne prend cependant en compte que les victimes dont les noms sont connus. Or, le témoignage d’un déserteur, le Colonel Hla Win, précise que le nombre de victimes pourrait se monter à plusieurs milliers, dès lors que le rapport  de l’ONU ne tient pas compte des personnes tuées après 2007 suite aux arrestations massives.

Ainsi, il précise que de nombreux corps de moines ont été disposés dans la jungle sans que personne ne soit informé de leur décès. A l’heure où le gouvernement birman annonce de nouvelles libérations de prisonniers politiques, il reste à espérer que les réformes récentes ne feront pas oublier les sacrifiés de 2007 et qu’elles ouvriront la voie vers une réconciliation nationale permettant de faire la lumière sur ces événements.


Pour en savoir plus sur la Révolution de Safran, je recommande la lecture du rapport "Bullets in the alms bowl" du NCGUB (National Coalition Governement of the Union of Burma).

Je concluerai en disant que plusieurs lecteurs m'ont dit avoir trouvé certains passages de mon roman "durs". Cet article montrera qu'il ne sont que le reflet de la réalité, dès lors que l'intrigue suit la Révolution de Safran, de son commencement jusqu'aux répressions du 27 septembre 2007. De même, les scènes de tortures ou de crimes de guerre décrites dans mon roman s'inspirent elles-aussi de témoignages directs de prisonniers politiques ou de réfugiés, tirés de rapports d'organisations comme, AAPPB (Assistance Association for Political Prisoners Burma), Burma Campaign UK, Free Burma Rangers ou d'ouvrages tels que "Tortured voices". j'ai souhaité que tout en étant divertissant, mon ouvrage serve également à informer les lecteurs sur la situation politique et sociale en Birmanie. Il ne reste plus qu'à espérer que les réformes récentes et la démocratisation progressive du pays engagées depuis un an, rendent les descriptions contenues dans mon livre obsolètes, et fasse de ce dernier un livre d'histoire et non d'actualité.

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