lundi 16 juillet 2012

QUAND MONTAIGNE VISITE LA BIRMANIE

Mon roman parle d'un touriste français, Eric Tamino, qui revient en Birmanie pour un deuxième séjour. Il était important qu'il ne s'agisse pas d'un premier voyage au Myanmar. En effet, visiter la Birmanie pour la première fois procure un tel éblouissement qu’il est difficile, voire impossible, d’en repartir avec un sentiment mitigé et de dépasser le cliché du pays aux mille pagodes et aux mille sourires. Sans doute parce que le sens de l’hospitalité et la discrétion y sont tels que les Birmans ne sauraient vous laisser les quitter autrement que sur une bonne impression.

On ne peut s’empêcher de penser, quand on lit des récits de voyages en Birmanie, à la première partie des Essais de Montaigne et au mythe du "bon sauvage". Y sont décrits un pays à la beauté inviolée et une population démunie de vices, dont la douceur et le pacifisme expliquent le joug sous lequel ils sont maintenus. C’est à chaque fois l’image d’Epinal d’un Eden spolié par des forces extérieures – les conquistadors chez Montaigne, la junte militaire en Birmanie – qui est dessinée à gros traits. Il était donc important qu’Eric, le héros de mon roman, dépasse ces apparences, lève ce voile et passe de l’autre côté du miroir, comme Alice aux Pays des Merveilles. Miroir, car cette vision que nous avons de la Birmanie est un reflet de nos propres aspirations et frustrations. Nous projetons sur le pays et sa population ce que nous voulons y voir, aidés en cela par la méconnaissance de la culture locale et l’absence de réelle communication entre le visiteur et son hôte.

Ainsi, nous nous laissons orientés par l’hospitalité, la gentillesse, et la pudeur des Birmans, en plaquant sur ces traits culturels les vertus que nous y associons chez nous ; d’autant plus facilement que nous avons la sensation que ces qualités semblent de plus en plus rares en Occident. Celles-ci nous paraissent d’autant plus innées chez les Birmans que notre inconscient collectif continue d’être imprégné du mythe du bon sauvage de Montaigne, revigoré par les Tristes tropiques de Levi-Strauss.

En effet, le progrès matériel, le développement économique, l’éthique capitaliste protestante de Weber, ont entraîné tant de maux et de destructions, que l’ethnocentrisme universaliste et victorieux du 19ème siècle, qui a entretenu le sentiment de supériorité de la vieille Europe et a justifié la colonisation au nom de la propagation du progrès, a aujourd’hui laissé la place à un sentiment de culpabilité, d’infériorité, de mal-être, qui nous fait envier avec naïveté et nostalgie les temps anciens où l’existence était certes plus dure et simple, mais aussi plus « saine ». Nous assistons ainsi aujourd’hui dans nos sociétés qui n’ont pas trouvé dans le confort matériel la réponse à leurs questionnements existentiels, une volonté d’un retour à l’état de nature de Rousseau, celui où l’homme, naturellement bon, est dénué des vices que font germer la culture et la civilisation.

C’est imbibés de tels courant philosophiques que beaucoup se rendent en Birmanie et interprètent avec une certaine candeur ce qu’ils y voient, associant le dénuement, la pauvreté et le sous-développement à une certaine forme de vertu. Quand en plus s’ajoute à cela gentillesse et l’hospitalité des Birmans…

Sans dénaturer le sens de l’hospitalité, la serviabilité, la gentillesse des Birmans, qui sont exceptionnelles dans la majorité des cas, il faut cependant rappeler que l’égard dont bénéficie le voyageur provient également en partie du déséquilibre qu’il entretient à son avantage avec la population locale. Tout d’abord, il est étranger, ce qui a tendance à entraîner une plus grande tolérance, une curiosité et une hospitalité qui vont au-delà de la normale. Par ailleurs, les contacts qu’il a avec des Birmans sont très souvent mis en place lors d’un échange commercial : il est le client, de l’hôtel, du guide, du commerçant, ce qui le place dans une position où une relation équilibrée avec son interlocuteur est presqu’impossible.

Enfin, le touriste ne maîtrise pas la langue ou les codes culturels du pays. Il n’a pas intériorisé les signes et symboles émis autour de lui et qui parlent à l’inconscient des Birmans, sans qu’ils aient besoin de les exprimer ou de les interpréter de manière visible. Saura-t-il déceler le « non » caché derrière le «oui» prononcé avec un sourire timide ? Verra-t-il la suffisance ou le mépris affiché par son guide, pourtant aux petits soins avec lui, envers un vendeur ou un chauffeur ? Verra-t-il la différence entre le moine ayant pris la robe par vocation et celui qui enfreint les règles de la vie monastique ? On oublie souvent que, où qu’il soit, l’humain reste humain. D’autant plus lorsqu’il n’est pas originaire d’une contrée restée depuis toujours isolée. Ce qui n'est pas le cas de la Birmanie. Les désirs, les aspirations, les qualités et les vertus sont là-bas les mêmes que partout ailleurs. Le cerveau de l’homme est ainsi fait que les programmes inscrits dans son hardware sont les mêmes partout.

Il ne faut pas non plus oublier que quel que soit son niveau de développement économique actuel, la Birmanie n’est pas le pays "sous-développé" que l’on nous présente souvent, persuadés que sont les analystes que le PNB reflète les qualités réelles et intrinsèques d'une population ou d'une culture. Le Bhoutan, avec sa proposition de "bonheur national brut" apporte une alternative intéressante à la vision toute occidentale du "niveau de vie", en substituant la notion de qualité à celle de quantité.

Ainsi, jusqu’à récemment, le Myanmar était le grenier à riz de l’Asie et sa population possédait un excellent niveau d’éducation. Il a été un empire conquérant, qui a rivalisé avec celui des Khmers. La première trace écrite de sa langue date de 1113. Sa religion est née quatre siècles avant le christianisme et a donné lieu à des débats, des écrits, des questionnements aussi profonds et élaborés que ceux de nos philosophes. Les arts et l’architecture birmane sont uniques, malgré les multiples influences qui les ont inspirés.


Par conséquent, cette civilisation complexe est très loin de l’état de nature ou du mythe du bon sauvage, et encore plus de l’image manichéenne que l’on nous présente souvent. Sortir de cette vision en noir et blanc. C’est ce que j’ai voulu faire dans mon roman, en montrant l’évolution de la vision qu’a Eric de la Birmanie, simpliste après son premier séjour et plus nuancée lors du deuxième. C'est que tout n’est pas rose au "pays des mille pagodes", au-delà simplement des exactions commises par la junte militaire. Dire le contraire n’est pas rendre hommage aux Birmans. Ce serait comme les confiner dans un rôle d’enfants, naïfs, immatures et maltraités, attendant notre aide pour s’en sortir, pour grandir, pour évoluer, pour se développer. Un rôle de superhéros que nous pensons pouvoir encore jouer comme le montre la guerre en Irak, qui a ressuscité les vieux démons universalistes de la colonisation véhiculant les Lumières.

Car, il ne faut pas oublier que l’armée birmane n’est pas une armée d’occupation. N’oublions pas que les victimes peuvent se transformer en bourreau. N’oublions pas que tous les Birmans ne sont pas forcément pacifistes, comme le montrent les récents affrontements interreligieux dans l’Arakan. N’oublions pas finalement que rien n’est jamais ni tout blanc, ni tout noir, mais que l’on vogue toujours dans des teintes infinies de gris. C’est ce qu’il faut conserver à l’esprit en visitant la Birmanie, en se rappelant que nous ne pourrons jamais la comprendre que d’un point de vue extérieur, rationnel, tronqué ou orienté, nous qui n’avons pas grandi sur place et intériorisé sa culture, sa langue, ses codes, ses symboles.

Aussi, le meilleur moyen pour bien voyager en Birmanie est de garder l’esprit ouvert, et de laisser les a priori et les clichés au placard. Mais aussi, de se laisser bercer, porter par ce pays extraordinaire, par les rencontres que l’on y fait, par cette population sublime, par sa culture enchanteresse. N’hésitez pas à sortir des sentiers battus, à prendre les ruelles et les petits chemins, à observer ce qui peut sembler sans intérêt au premier abord, bref à vous perdre corps et bien.

Marchez pieds nus sur la terre, respirez les parfums, admirez les couleurs brûlées par le soleil, baignez-vous dans les eaux chaudes du Bengale. Diluez-vous dans ce pays comme dans un concentré alchimique. Car, en vous y perdant, vous vous trouverez, vous, ce que vous êtes vraiment. Vous vous révélerez, comme la Pierre se révèle à la fin du Grand Œuvre, après être passée par les quatre éléments. Et c’est seulement après que vous ayez donné tout ou une partie de vous-même, ou après vous l’avoir arraché, que la Birmanie se dévoilera à vous. 

Pour conclure, et afin de vous aider à préparer au mieux votre voyage, ce qui est déjà une sorte d’évasion, je vous recommande chaudement le guide « To Myanmar with love: a travel guide for the connoisseur », publié par Things Asian. Rédigé par des Birmans ou des expatriés ayant résidé ou résidant encore en Birmanie, ce guide est une véritable mine à bonnes adresses et vous permettra, à travers plusieurs récits de voyage, de découvrir de nombreux sites hors des sentiers battus. La Birmanie racontée par ceux qui y vivent, avant que ce ne soit vous qui la viviez. Bonne lecture.


Jak Bazino 

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