vendredi 26 octobre 2012

LE YADAYA, L'OCCULTE ET LA POLITIQUE BIRMANE




Comme vous le savez, la trame de mon roman tourne autour de la quête de la Pierre Philosophale en Birmanie. Parmi les protagonistes se trouvent notamment un Général et un Colonel birmans, qui comptent tous deux utiliser les pouvoirs du Datlone (la pierre) pour accéder au pouvoir. Ce point peut paraître farfelu et peu crédible à certains lecteurs, il n’en demeure pas moins très proche de la réalité, tant il semble impossible de détacher les croyances ésotériques de la politique en Birmanie.

Dans un précédent article, j’abordais déjà cette question en parlant du mythe du Minlaung (roi messianique) et de son importance dans l’aura qui a entouré des leaders historiques tels que Bodawpaya, Alaungpaya, Saya San et, bien entendu et plus récemment, Aung San. Même l’awza (charisme) dont bénéficie sa fille, Aung San Suu Kyi, peut en grande partie être rattachée à ce système de croyances ésotérico-religieuses. Il suffit de se rappeler notamment ce que David Steinberg explique dans « Burma, the state of Myanmar » ou encore Gustaaf Houtman dans « Mental culture in Burmese crisis politics », à savoir que l’espace social et politique en Birmanie est divisé selon deux concepts opposés : l’ana (autorité) et l’awza (influence). Or, on retrouve naturellement ces concepts dans les préceptes du Bouddhisme Theravada qui, pour simplifier, fait de l’awza la qualité attribuée au bon monarque quand l’ana demeure la tare du tyran. Les deux sphères du religieux et du politique sont donc intrinsèquement liées en Birmanie.

A ce titre, les récents affrontements entre communautés bouddhistes et musulmanes dans l’Etat Arakan montrent que la Birmanie ne partage pas la vision française de la laïcité. Si le droit birman assure la liberté de culte pour l’ensemble des religions, tolérance qui s’étend à des groupes certes minoritaires mais qualifiés de sectaires dans plusieurs pays occidentaux, comme les témoins de Jéhovah par exemple, il n’en reste pas moins que la religion d’Etat demeure le Bouddhisme Theravada birman. Avec les croyances ésotériques qu’il a intégrées (culte des Nats, alchimie, cosmologie hindouiste, etc.), il imprègne la vie quotidienne de la société birmane et, par dérivation, sa vie politique.

Ainsi, le plus bel exemple de cette influence mystique sur la politique birmane reste la politique de dépréciation du Kyat (monnaie locale) ordonnée par Ne Win, dictateur socialiste qui dirigea le pays d’une main de fer de 1962 à 1988. Adepte de numérologie, Ne Win était persuadé que « 9 » était son chiffre porte-bonheur. Il fit ainsi remplacer tous les billets en circulation par d’autres dont la valeur était un multiple de 9 (45 Kyats, 90 Kyats, etc.). Cette décision arbitraire fit perdre une bonne partie de leurs économies aux Birmans, dès lors qu’en l’absence de système bancaire privé tous gardaient leur épargne en liquide « sous le matelas ». Le mécontentement fut tel que la simple arrestation d’étudiants suite à une rixe de bar, suffit à lancer en 1988 une révolte qui se propagea dans tout le pays et qui conduisit à la démission de Ne Win.

A ce titre, ce n’est pas non plus un hasard si l’opposition, en première ligne de laquelle apparut Aung San Suu Kyi en 1988, choisit le 8 août 1988 (8.8.88) pour lancer les manifestations appelant à l’instauration de la démocratie dans la dictature socialiste. Ce chiffre « 8 » devait placer le mouvement sous de bons auspices. Il faut rappeler notamment qu’en Chine le chiffre « 8 » est considéré comme étant de bon augure, une sorte de porte-bonheur, notamment parce que sa prononciation « ba » est proche de « fa » (prospérité). A ce propos, je rappelle d’ailleurs dans mon livre les rapprochements que l’on peut faire entre les numérologies chinoises et birmanes, de même que la popularité du Yi Ching parmi les techniques de prédictions utilisées au Myanmar.

Quoiqu’il en soit, et pour clore cette partie consacrée à la révolution de 1988, le résultat n’a pas été à la hauteur des attentes de l’opposition : les manifestations du 8.8.88 furent réprimées dans le sang et la démission de Ne Win a été immédiatement suivie de la prise du pouvoir par la junte militaire du SLORC (State Law and Order Restoration Council).

Cet épisode violent de l’histoire birmane n’est pas sans rappeler les révoltes paysannes anticoloniales menées par Saya San dans les années 1930, un moine bouddhiste défroqué, adepte d’ésotérisme, d’alchimie et de yadaya (occultisme). Il avait notamment assuré à ses partisans que la rune qu’il leur avait fait tatouer sur le corps les protègerait des balles, avant de les envoyer charger l’armée britannique avec des armes de fortunes. Là encore ce fut un massacre. Cet exemple est loin d’être un cas isolé. On l’oublie souvent mais, ainsi que je l’ai rappelé dans mon article traitant du mythe du Minlaung, Aung San lui-même s’adonnait à des pratiques ésotériques dans le but de faire converger des forces capables de le faire réussir dans ses entreprises politiques. Il inscrivit notamment son combat dans la lignée des traditions royales de Birmanie. Le groupe des Trente Camarades était l’équivalent des yeyiphe (Compagnies de Braves), les hommes de confiance dont s’entourèrent les rois birmans pour établir leur pouvoir et leurs nouvelles dynasties.

Le roi Tabinshwehti empêcha la désintégration du royaume grâce à l’aide de 28 soldats dévoués qui lui permirent d’accéder sur le trône. De même Alaungpaya s’appuya-t-il sur sa Compagnie D’or de 68 braves. Ainsi, en plus des habituels tatouages ou lehpwe (amulettes gravées de formules magiques ou de versets des Suttas) insérés sous la peau, Aung San et ses Trente Camarades pratiquèrent le thwe-thauk, rituel d’échange de sang typique de certaines sociétés secrètes ou ésotériques, symbolisant la création d’un lien indéfectible entre ceux qui le pratiquent. Une sorte de mandala, de cercle protecteur, scellant la création d’une communauté sacrée en quelque sorte. Ainsi, quand les Trente Camarades, le cœur de son armée, arrivèrent en Birmanie, ils avaient la réputation d’être invincibles et de porter des tatouages, des runes et des amulettes implantés dans leurs corps qui leur conféraient des pouvoirs surnaturels.

En plus d’être le fondateur de l’armée birmane, la Tatmadaw, Aung San créa aussi l’un des partis d’opposition au colonialisme. En octobre 1939 il unit son parti nationaliste, Dobama Asiayon (Nous les Birmans), à celui de Sinyatha Wunthanu. Cette nouvelle alliance fut appelée en anglais le « Freedom Block » (Le bloc pour la liberté). Pourtant, en Birman, le nom de Htwet Yat Gaing avait une tout autre signification : « Société du Chemin vers la Sortie ». Il s’agissait évidemment d’une référence au surnom des alchimistes ayant atteint l’illumination et l’immortalité, et qui ont donc trouvé un moyen de sortir du cycle des réincarnations. De plus, le terme gaing doit plutôt être traduit par « secte religieuse ésotérique » que par celui « de société ». Ce nom a été choisi en référence à la prédiction voulant qu’un weizza (alchimiste), Bo Bo Aung en l’occurrence (voir mon article), viendrait chasser les Anglais du pays pour permettre l’avènement du Minlaung, (roi messianique) qui rétablirait un royaume Bouddhiste unifié.

Aung San voulut ainsi encourager la croyance populaire qui voyait en lui le Minlaung. Cela est particulièrement visible dans la chanson glorifiant les Trente Camarades écrite en 1943 par Mya Daung Nyo. La même année, dans sa biographie, Aung San faisait remonter son ascendance à l’âge d’or du Royaume de Bagan, expliquant que sa famille était restée proche dynasties royales au long des siècles. Ses discours comportent également de nombreuses références au loka nibban, sorte de Nirvana terrestre que ses partisans et lui entendaient mettre en place en Birmanie après la libération.

Ainsi, des rumeurs sur l’apparition de Bo Bo Aung se propagèrent après le rassemblement du nouveau parti à la pagode Mahamuni de Mandalay. Cette rumeur signifiait que le weizza avait oint le héros national. Certains voyaient même en lui l’incarnation du prince Setkyamin, sauvé par Bo Bo Aung. Il ne fit jamais rien pour y mettre un terme, jouant sur le registre de l’ésotérisme et des croyances millénaristes pour asseoir sa popularité et accroître le nombre de ses partisans. Il est difficile de savoir s’il y croyait lui-même ou s’il s’agissait seulement d’un calcul politique. Enfin, les références au minlaung étaient présentes dans tous ses discours, notamment celui d’août 1945 dans lequel il compare son combat pour l’indépendance aux conquêtes passées, quand les grands rois Birmans avaient réunifié le royaume après des périodes de crise.

Son combat était bien plus qu’une simple résistance politique ou même militaire contre un envahisseur. Pour lui et pour la population birmane, il s’agissait d’une guerre sainte, sacrée, visant à rétablir la foi bouddhiste au sein d’un royaume uni et indépendant.

Ainsi, Aung San comme Ne Win liait la politique à des pratiques occultes. Et il ne s’agit pas là de cas à part. L’exemple le plus récent de cette relation entre politique et ésotérisme est celui du Général Than Shwe, qui dirigea le pays jusqu’en 2011 et qui était connu pour être amateur de yadaya (cabale), comme son prédécesseur Ne Win. Si ce dernier avait porté son dévolu sur le chiffre 9, Than Shwe lui préféra le nombre 11 pour imprimer sa marque sur le pays. Ainsi, ce n’est pas par hasard si 9002 (9+2 = 11) prisonniers furent libérés en septembre 2008 pour apaiser les pressions internationales. De même, les peines de prison de 65 ans (6+5 = 11) à l’encontre des prisonniers politiques furent courantes sous son joug. Ce choix du nombre 11 serait une référence aux « 11 feux » de la tradition bouddhiste : avarice, haine, illusion, naissance, vieillesse, mort, deuil, pleurs, souffrance, tristesse et désespoir. Ces 11 feux, dans un sens spirituel, sont alimentés par l’attachement terrestre.

Le Général voulait ainsi lutter contre le feu par le feu, en infligeant à ses ennemis les souffrances dont il voulait lui-même se protéger. Une autre de ses lubies l’a conduit à exiger des paysans de Pyay de ne cultiver que des tournesols, dont le nom birman, nay kyar, signifie « long séjour », en l’occurrence le sien au pouvoir. De même, l’ordre fut un jour donné de planter des Jatropha Curcas (Noix de Barbade) dans tout le pays, officiellement pour produire du biodiésel. En réalité, le nom birman de cette noix est kyet suu, une combinaison correspondant à Lundi-Mardi en astrologie birmane. Or, le nom de Suu Kyi (comme est parfois appelée Aung San Suu Kyi), signifie Mardi-Lundi. Le Général Than Shwe pensait ainsi annihiler les pouvoirs de l’opposante, par la simple juxtaposition des jours Lundi et Mardi en sens inverse.

De plus, en 2005, Than Shwe ordonna brusquement le déplacement du gouvernement et de l’administration vers Nay Pyi Daw, la nouvelle capitale qu’il avait faite construire secrètement dans la jungle. Signifiant « le siège du roi », Than Shwe entendait reproduire par-là la tradition des anciens rois qui créaient leur capitale à chaque changement de dynastie. Je rappelle, à ce titre, dans mon roman l’exemple de la cité de Mandalay, construite de toute pièce sur ordre du Roi Mindon, et protégée par les âmes des 50 personnes sacrifiées en étant enterrées vives sous les murailles du palais.

Than Shwe avait apparemment lui-aussi laissé les astres décider de la date du déménagement : le 6 novembre 2005 (11.6.5 = 11 / 6+5 = 11 / 11), à 6h36 du matin très précisément, tous les convois disséminés dans Yangon s’étaient mis en marche vers Nay Pyi Daw. Les fonctionnaires qu’ils emmenaient vers leur nouvelle affectation avaient reçu la veille, sans préavis, leurs ordres de mutation. Refus et démissions avaient été interdis. Tous eurent l’obligation d’aller s’installer dans la nouvelle cité royale inachevée, se trouvant sur l’ancien site du village de Kyeitpye, « le poulet qui s’enfuit » en birman, à proximité de la ville Pyinmana, dont le nom signifiait : « ne reste pas là même si tu es fainéant ! ». Nul doute qu’eux aussi auraient préféré prendre leurs jambes à leur cou.

Enfin, comme Ne Win l’avait fait avant lui à Yangon, Than Shwe tenta de « laver » son karma en ordonnant la construction d’une pagode à Nay Pyi Daw cette fois, censée lui apporter suffisamment de mérites pour faire table rase de son passé de dictateur. Cette réplique de la Shwedagon à un mètre près, fut baptisée Uppatasanti, ce qui signifie « Protection contre les malheurs », du nom d’un Sutta écrit  par un moine au 16ème siècle. Cette prière est récitée lors des crises, notamment des invasions extérieures. Elle a été achevée en 2009 et officiellement inaugurée en mars 2009, par le Président Than Shwe et sa famille qui ont conduit la cérémonie d’élévation du htidaw, l’ombrelle placée au sommet du stupa.

Il ne s’agit-là, bien entendu, que de quelques exemples connus et représentatifs de l’influence de l’ésotérisme et de l’occulte sur la vie politique birmane. Tout surprenant que celui puisse paraître à des Occidentaux, il faut savoir que ces croyances n’imprègnent pas seulement la politique, mais aussi l’ensemble de la vie quotidienne et sociale de la population birmane, conduisant à des comportements que l’on pourrait parfois qualifier d’extrêmes. Dans les années 1960 notamment, une clochette se décrocha du hti (ombrelle) de la pagode Shwedagon. Sur l’objet, on découvrit le mot Aung. Tout le monde pensa qu’il s’agissait du « fer tué » (transformé alchimiquement) de Bo Bo Aung. On plongea la clochette dans un grand bassin d’eau pour transmettre ses vertus magiques au liquide et des milliers de personnes firent la queue pour avoir la chance d’en boire une gorgée, soi-disant capable de prolonger leurs existences.

Par ailleurs, à un moindre niveau, il faut savoir que le signe astrologique (mahabote) d’un Birman (dépendant de son jour de naissance dans la semaine) détermine une bonne partie de son existence, notamment les jours qui lui seront fastes et ceux qui lui seront néfastes. Il est ainsi frappant de voir que certains Birmans préféreront ne pas aller travailler et rester chez eux lorsqu’ils pensent qu’une date leur sera néfaste, ou à l’inverse être capables de jouer toutes leurs économies lorsqu’un jour est censé leur être faste. Les offrandes aux nats, les amulettes (lehpwe), les mantras ou encore les exorcismes, sont autant d’exemples de pratiques ésotériques par lesquelles la population espère pouvoir maîtriser les forces occultes qui guident d’après eux leur vie quotidienne.

L’histoire d’U Laba, à laquelle je fais référence dans mon roman, illustre encore à un autre niveau, les comportements extrêmes auxquelles peuvent conduire ces croyances. Ainsi, d'après les rumeurs, un moine se mit à pratiquer la "magie noire" pour atteindre la vie éternelle dans les années 1960. Il s'agissait d'U Laba de Yangon. Dans sa folie ésotérique, il était persuadé qu'il lui fallait consommer de la chair humaine pour atteindre son but. Il assassina plusieurs personnes dans sa quête d'immortalité. Il finit par être arrêté et il mourut en prison avant que sa condamnation à mort ne soit mise à exécution. L’exemple du moine escroc que je cite dans mon roman – celui qui s’enduit d’une solution phosphorescente – est lui aussi véridique et illustre bien l’importance de ces systèmes de pensée hermétiques, ésotériques, magiques, occultes sur le fonctionnement de la société birmane.

En conclusion, ces illustrations permettent d’expliquer la course à corps perdu dans laquelle se lancent le Général Soe Ye Myint et le Colonel Khin Zaw Htut dans mon roman, pour obtenir la Pierre Philosophale, ainsi que la violence et la détermination dont ils font preuve dans leur quête de cet artéfact, grâce auquel ils comptent prendre le pouvoir. A ceux qui voudraient en savoir plus, je ne peux que conseiller de lire mon livre. Bonne lecture.

1 commentaire:

  1. Merci pour cet article, il retrace très bien toutes les merveilles que cache la Birmanie,
    j'aimerais savoir si tu as rencontré des problèmes majeurs pendant tes 4 ans en Birmanie!
    Merci beaucoup

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