mercredi 30 janvier 2013

LE BOUDDHISME THERAVADA, PHILOSOPHIE DE LA PAIX OU RELIGION EN QUÊTE DE POUVOIR ?



Le Bouddhisme possède une aura, une image très particulière en Occident ; celle d’une philosophie pacifiste et enjouée, excluant tout extrémisme. Qualités qui sont nécessairement partagées par tous ses adeptes, à tel point que le mot « zen » est dorénavant entré dans le langage courant pour qualifier toute personne correspondant à l’image que l’on se fait du bon Bouddhiste : patient, compatissant, pacifiste, tolérant...

Il est évident que les images des affrontements entre bouddhistes et musulmans qui nous sont parvenues fin 2012 de l’Arakan sont dérangeantes à plus d’un titre, en particulier si l’on s’en tient à ces clichés. C’est que, comme je le montre dans mon roman, le Bouddhisme birman est souvent assez éloigné de l’image d’Epinal que nous nous en faisons en Occident, au même titre que, comme je l’expliquais dans un article précédent, la réalité de la société birmane diffère du mythe du bon sauvage que l’on essaie de lui accoler.

Présenter le Bouddhisme Theravada birman dans toutes ses nuances, notions, contradictions, subtilités, exigerait une thèse de doctorat, voire même un travail de recherche sur toute une vie. Je ne prétendrai donc pas pouvoir le faire dans un court article, ni même avoir les capacités pour effectuer un tel travail, que d’autres ont fait ou continuent de faire mieux que moi. Je souhaite simplement agrandir la fenêtre que j’ai ouverte dans mon roman et permettre à ceux qui ont lu mon livre d’en savoir un peu plus sur ce système de croyance unique, quitte à prolonger leur étude du sujet par des lectures plus appropriées telles que  les publications de Bénédicte Brac de la Perrière, Guillaume Rozenberg, Ingrid Jordt, Julianne Schober, et de bien d’autres encore.

Avant tout, dans la forme qu’il prend aujourd’hui en Birmanie, le Bouddhisme Theravada s’inscrit très clairement dans le champ de la religion, bien plus que dans celui de la philosophie. Il suffit de voir, en effet, la manière dont il est pratiqué par les Birmans pour s’apercevoir qu’il fait appel à une croyance dans une force transcendantale, omnisciente et omnipotente, capable d’influer sur la vie quotidienne ou sur l’après-vie. Les offrandes effectuées devant chaque autel planétaire des pagodes ont ainsi pour objectif d’entraîner l’obtention d’un diplôme, le succès en affaires ou en amour, ou bien encore une meilleure incarnation, dès lors que les donations sont censées « laver » en quelque sorte le karma de ceux qui les effectuent. Cette « influence » peut-être le fait du Bouddha, mais aussi de forces issues de croyances animistes traditionnelles rattachées au Theravada, comme les Nats, par exemple.

En ce qui concerne le Bouddha, cette croyance est en tous cas en contradiction avec les textes canoniques : le Bouddha ayant atteint le Parinirvana, il est sorti du cycle des réincarnations, c’est-à-dire de la réalité de notre monde, dans lequel il n’est donc plus présent et sur lequel il ne peut donc plus agir. Le débat demeure malgré tout ouvert parmi les spécialistes sur la présence ou l’absence du Bouddha dans notre monde, comme le montre Julianne Schober dans son article « Mapping the sacred in Theravada Buddhist Southern Asia ». Mais, vraie ou erronée, cette question n’enlève rien au fait que les Birmans croient en l’influence du Bouddha ou d’autres forces sur leurs existences, à travers notamment des objets sacrés (reliques, statues, etc.) ou des manifestations (dont les possessions).

Ainsi s’installe une forme de déterminisme, pas si différent de celui des religions du Livre, qui régit la vie des Birmans et qui va au-delà des conséquences liées au Karma dans le cercle du Samsara, dès lors qu’en plus de déterminer la nature de la réincarnation, il entraîne des effets quasi immédiats dans la vie de tous les jours. De là vient le Yadaya, pratique occulte dont je parlais dans mon précédent article, notamment censé contrecarrer les effets karmiques de mauvaises actions par des rituels magiques. De même, en dehors des prières en faveur de l’intercession d’une puissance extérieure, il n’est pas rare d’entendre un birman expliquer qu’il organise son quotidien en fonction des jours fastes et néfastes liés à son jour de naissance, en fonction des prédictions d’astrologues, ou de signes qui sont autant d’expression d’une croyance irrationnelle en un destin et en des forces transcendantes. Autant dire que les Birmans ont la foi (même si cette notion et sa définition restent encore ethnocentriques : un Birman, en effet, ne « croit » pas, dès lors qu’il « sait ». cf. « Introducing anthropology of religion » de Jack David Eller). C’est en tous cas ainsi qu’ils présentent leur appartenance à la communauté bouddhiste : comme l’appartenance à un groupe partageant la même religion et non comme les disciples d’un même courant philosophique.

En ce sens, il est flagrant de voir le rôle que le religieux a pu jouer dans la construction de la nation birmane. Dans un premier temps, qu’il s’agisse des relations avec les Pyus et les Môns, elle s’est effectuée par l’absorption des croyances et de la culture (écriture, architecture, religion, etc.) de ces peuples bouddhistes, jusqu’à construire dans l’imaginaire collectif un amalgame formant la culture birmane, centrée autour du Bouddhisme Theravada. Le point de naissance symbolique de la Birmanie n’est-il pas la conversion du roi Anawrahta et l’annexion du royaume de Thaton ? A tel point qu’il est aujourd’hui parfois difficile de déterminer ce qui est originairement birman, pyu ou môn dans l’imbroglio que constituent dorénavant les croyances birmanes.

De même, l’histoire de la Birmanie montre que la nation birmane dans son acceptation moderne, s’est construite autour du noyau central que constitue le Bouddhisme Theravada, contre des éléments considérés comme périphériques et extérieurs, c’est-à-dire ne partageant pas la même religion, même si ce propos doit bien entendu être nuancé. On remarque tout de même que plusieurs des mouvements anticolonialistes ont fondé leurs discours soit sur des points religieux (le refus des Anglais de se déchausser dans les pagodes, par exemple), soit sur des croyances ésotériques liées à la religion (croyance dans le Minlaung, par exemple). Certains des premiers leaders de ces mouvements étaient eux-mêmes des moines, comme U Wisara ou Saya San. Bien entendu, d’autres facteurs ont joué et jouent encore dans les événements qui accompagnent la construction de la nation birmane et de ce que l’on pourrait appeler « le vouloir vivre ensemble ». Il n’en reste pas moins que le Bouddhisme en est l’un des principaux, notamment parce qu’il a été instrumentalisé par le politique à cette fin depuis la chute de Mandalay en 1885. Après tout, les cartes d’identités ne précisent-elles pas l’appartenance ethnique et religieuse des habitants du Myanmar ? Dès lors, on comprend l’origine du ressenti d’une partie des Birmans à l’égard des Rohingyas, considérés comme étant des « immigrés illégaux », des « étrangers », bien que parfois installés dans le pays depuis 150 ans : ils ne sont pas bouddhistes…

L’absence de regard critique et rationnel vis-à-vis du clergé et des rituels bouddhiques renforce la vision d’un Bouddhisme comme croyance religieuse et non comme philosophie. Il n’est pourtant pas rare de voir un moine manger après midi, se déplacer en 4x4, parler dans un portable, regarder un DVD ou fumer, sans compter ceux qui secrètement entretiennent des relations sexuelles. Les questions émises donnent généralement lieu à des explications vagues, à des silences gênées ou à des protestations pouvant devenir agressives si la critique de la Sangha devient trop insistante. C’est que l’on touche ici au sacré, au tabou, à ce qui existe hors de la sphère profane, hors de la société civile, à partir du moment où le moine cesse d’être considéré comme un individu, un acteur social à part entière, pour devenir une fonction, le représentant d’une institution.

Ainsi, la Sangha possède une dimension symbolique qui la place au-dessus du social. Elle devient structure. A ce titre, il n’est pas anodin de noter que la répression exercée contre les moines en septembre 2007 s’est fondée sur un discours prétextant qu’un moine ne peut et ne doit avoir aucun rôle politique. Selon ce point de vue, il ne devrait pas participer à la vie de la cité, n’existant plus en qualité d’individu. Selon cette logique, celui qui le fait perd donc son statut de moine pour devenir un imposteur. Ce discours de propagande, utilisé par la junte pour justifier la répression, est bien entendu à prendre avec des pincettes. En effet, à l’opposé, les mouvements démocratiques n’ont de cesse depuis des décennies de ramener le Bouddhisme à son rôle social (cf. article « Buddhist visions of moral authority and modernity in Burma » de Julianne Schober). Il n’en demeure pas moins qu’il nous éclaire sur la place sacrée, inviolable, intouchable, inaccessible et irrationnelle qui est accordée à la Sangha dans la société birmane. Entre parenthèse, on ne peut s’empêcher de penser au livre « Le sacré et le profane » de Mircea Eliade, à l’évocation de certaines images de la Birmanie qui illustrent parfaitement le rôle du sacré dans les tâches quotidiennes des Birmans : la distribution de nourriture aux moines le matin, etc.

A ce propos, il est aussi intéressant de voir que la Sangha birmane bénéficie à la fois des trois formes de légitimité proposées par Weber. Je passerai sur la légitimité traditionnelle, faisant référence au lien intrinsèque existant entre l’apparition et la propagation du Bouddhisme en Birmanie, et la construction de l’Etat et du peuple birmans, pour m’attarder sur les deux autres formes de légitimité. Ce qui est tout d’abord intéressant, c’est de constater que le « grade » et donc la « qualité » d’un moine peuvent être liés aux diplômes qu’il a obtenus. Le passage d’examens permet ainsi à un membre de la Sangha de s’élever dans la hiérarchie interne de l’institution, et ainsi de gagner une reconnaissance publique liée à son degré de connaissances, c’est-à-dire une légitimité légale rationnelle. Cette organisation administrative de la Sangha a été voulue par le politique pour contrôler ce contre-pouvoir et contrecarrer la légitimité charismatique dont jouit le clergé bouddhique auprès de la population ; une légitimité fondée sur des aspects irrationnels, magiques et donc incontrôlables. Cette dernière est celle qui est liée à la dimension sacrée et symbolique, à la part d’irrationnel du Bouddhisme birman : les pèlerinages, les offrandes, les weikzas et leurs pouvoirs surnaturels, les Nats, les médiums… En bref, la foi, ce qui fait du Bouddhisme theravada birman une religion et non une philosophie, et tout ce qui donne à quelques hommes, finalement, la force de lever et diriger une foule.

Cette dichotomie, cette dimension paradoxale du Bouddhisme, entre philosophie du renoncement et quête du pouvoir spirituel, voire du pouvoir politique, est ce qu’étudie et décrit parfaitement Guillaume Rozenberg dans ses ouvrages « Renoncement et puissance. La quête de la sainteté dans la Birmanie contemporaine » (2005, ed. Olizane) ou encore « Les immortels. Visages de l’incroyable en Birmanie » (2010, ed. Sully), livres que je recommande chaudement, de même que ceux de Spiro, Mendelson et Schober. Deux autres ouvrages semblent également incontournables pour aborder la question de la relation entre le Bouddhisme birman et le pouvoir ; celui de Ingrid Jordt intitulé « Burma's Mass Lay Meditation Movement: Buddhism and the Cultural Construction of Power » et l’incontournable « Mental culture in Burmese crisis politics » de Gustaaf Houtman.

Tous ces éléments tendent à montrer que le Bouddhisme Theravada birman, et l’ensemble de croyances ésotériques, millénaristes, irrationnelles, qui gravitent autour de lui, constituent une croyance religieuse fondée sur la foi, et non un système de pensée philosophique fondé sur la raison. Et comme toutes les religions qui l’entourent, si le dogme n’est pas en lui-même porteur de violence, il n’est pas immunisé contre des dérives ponctuelles, due à l’instrumentalisation de croyances, de peurs, de symboles irrationnels, qui entrent en conflit avec les enseignements mêmes dont il se revendique. Les affrontements qui ont eu lieu dans l’Arakan en sont l’illustration. Car, il reste impossible de justifier, d’un point de vue rationnel, que des populations se revendiquant comme Bouddhistes, c’est-à-dire disciples d’un dogme prêchant la tolérance, la paix, la compassion et le respect de toute vie, puissent en arriver à s’attaquer ainsi à une minorité religieuse au nom de considérations nationalistes et ethniques.

S’il est une chose que montre cet épisode, au-delà du fait que le Bouddhisme birman est une religion finalement comme les autres, c’est aussi que l’Homme a aussi été programmé par l’évolution pour réagir de la même façon dans certains contextes sociaux, quelles que soient sa culture, sa religion ou les valeurs morales qui fondent son modèle de relation au monde. C’est en ça que l’alchimie, qui est le leitmotiv de mon roman, peut nous éclairer, dès lors qu’elle pose pour base l’unité de la matière : nous sommes tous faits, comme tout ce qui nous entoure, de la même matière. A partir de là peuvent être posés les jalons fondateurs d’une philosophie de la tolérance, de l’égalité, de la fraternité. Des principes universels, quoi qu’on en dise, puisqu’ils sont les fondements de la religion bouddhiste, comme de la plupart des grandes religions ou des spiritualités athées.

A ce titre, je souhaite modérer mon propos sur un Bouddhisme Theravada birman qui ne serait que foi, croyances et comportements irrationnels, au même titre que n’importe quelle autre religion. On assiste depuis quelques années à un mouvement, en particulier au sein de l’opposition et d’une nouvelle génération de moines, qui essaie de ramener la Sangha à un rôle social et le Bouddhisme Theravada à ses fondamentaux, à ses préceptes philosophiques. Ces derniers ont d’ailleurs servi de références aux discours d’Aung San Suu Kyi sur la situation en Arakan.

Quoiqu’il en soit, ce jeu d’équilibriste du Bouddhisme Theravada birman entre philosophie de la paix, religion du renoncement et quête du pouvoir est au centre même de l’intrigue de mon roman. Sabai Pyu incarne cette démarche intellectualiste d’une certaine « élite » birmane de retrouver dans le Bouddhisme ses valeurs fondatrices, sa dimension philosophique et symbolique rationnelle. Quant au moine exorciste, au colonel Khin Zaw Htut, au Général Soe Ye Myint et au Kachin Mathu Naw, ils illustrent chacun à leur manière les dérives du Bouddhisme birman en tant que religion ou système de croyances irrationnelles, ésotériques et magiques, ainsi que son instrumentalisation à des fins politiques. Pour ceux qui voudraient en savoir plus, je vous invite à lire mon roman.

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