vendredi 31 mai 2013

LES MOTS DU VOYAGE

Je remercie les éditions Parfum de Nuit de m’avoir permis d’animer une conférence sur "Les mots du voyage", le 27 mai 2013, dans le cadre du deuxième salon du livre Jeuxey Lire. Une thématique en lien direct avec l’intrigue de mon premier roman et mon expérience de la Birmanie. Voici un condensé de la première partie de mon intervention, dans laquelle j’explique ma démarche.

La première question que l’on doit se poser est celle de la définition du voyage. Selon les dictionnaires, il s’agit d’un "déplacement dans l’espace, volontaire ou contraint, effectué vers un lieu plus ou moins éloigné". Le voyage inclut donc le mouvement. Rien de bien innovant me direz-vous, mais nous verrons après qu’il s’agit-là d’une notion plus profonde qu’il n’y paraît, dépassant la dimension de déplacement physique à laquelle le cantonne cette définition. On remarquera également l’intrusion discrète mais essentielle du « tropisme », à travers la qualification de « volontaire ou contraint » du voyage, référence à peine voilée à la problématique du désir et de la finalité dans celui-ci. L’intitulé de la conférence offre donc un vaste champ d’investigation.

Curieusement cependant, la première question qui se pose est de savoir si le voyage est encore possible à notre époque ; époque où moyens de transports low cost, congés payés et TIC ont pourtant banalisé ce dernier comme jamais auparavant. Dans notre « village global » où Internet, télévision et reportages permettent de découvrir des paysages et des cultures quasi-inaccessibles auparavant, aux antipodes de notre quotidien, voyager fait-il encore sens ? Dans ce monde rétrécit, non point plus petit mais toujours plus vide à cause de l’uniformisation des cultures, un monde d’où la diversité semble ironiquement toujours plus absente alors que les brassages n’ont jamais été aussi importants, peut-on encore parler d’étranger, au sens le plus étymologique du terme ? Ou bien, devons-nous faire comme Marc Augé et parler « d’impossible voyage », « celui que nous ne ferons jamais plus, celui qui aurait pu nous faire découvrir des paysages nouveaux et d’autres hommes » ? Faut-il, en grands voyageurs que nous sommes et comme le fut Claude Levi-Strauss, devenir schizophrènes, masochistes, au point de s’auto-flageller et lancer comme il l’a fait : « je hais les voyages et les explorateurs » ?


Les développements observés en ce moment en Birmanie du fait de son ouverture soudaine semblent tous abondés dans ce sens : Bagan envahie de bus vomissant des hordes de touristes faisant la queue pour photographier le coucher du soleil en haut d’une pagode ; les femmes Padaung ou Chin paradant devant les visiteurs d’un jour pour qu’ils puissent immortaliser les reliquats d’une époque passée ; Mandalay autrefois si paisible et envoûtante, où les processions de moines sont ridiculisées en folklore, en mascarade, en cohue d’objectifs se poussant les uns les autres, hurlant, coupant les files. Bref, un pays confronté comme tant d’autres au dilemme du développement économique contre la préservation de sa culture ; un pays où, comme ailleurs, le global spolie le local, parodiant, folklorisant, marchandisant la diversité. Paradoxalement, cette uniformisation des consciences par le matériel n’apporte pas sa pierre à la construction d’une conscience universelle. En transformant tout ce qui est sacré en profane, elle impose une vision d’une humanité désincarnée, un monde monolithique insensé, en lieu et place d’une quête de sens aux expressions riches et diversifiée, s’exprimant à travers l’imaginaire collectif, l’ésotérisme et les spiritualités.


Alors oui, le temps des Marco Polo, Amerigo Vespucci ou Claude Levi-Strauss semble bel et bien fini. On aurait presque envie de céder au défaitisme et d’accepter l’idée qu’il soit dorénavant impossible de voyager sans être irrémédiablement confronté à une impression de « déjà-vu ». J’en entends déjà certains dire qu’il est finalement tout aussi bien de se flanquer au fond d’un fauteuil à l’heure de la sieste un samedi après-midi, pour butiner passivement quelques images d’un « ailleurs » sur Arte, Voyages ou Ushuaïa TV. Vous auriez tort de les écouter.


Comme nous l’avons vu, le voyage est un mouvement, une interaction entre un sujet, le voyageur, et un objet, ou entre deux sujets, le voyageur étant à l’origine de l’action et le voyagé de la réaction. Il est donc une rencontre, avec l’altérité tout d’abord, mais surtout avec le soi profond, comme je le montrerai plus tard. L’idée même de voyager de manière passive devant un écran est par conséquent un contresens. Car, si les TIC permettent une certaine forme de communication, nous demeurons des êtres de chair et de sang, que même le cinéma 4D ne saurait satisfaire. Le voyage est une expérience de l’être tout entier, ses sens et sa pensée baignant dans ce conglomérat d’odeurs, de lumières, de sons, de goûts qui forment l’ailleurs. De surcroît, un périple ne peut se réduire à la captation passive de perceptions sensorielles. Nous l’avons vu, le mouvement appelle l’action et le voyageur est tout autant récepteur qu’émetteur. L’impact du tourisme sur une population, une culture ou un paysage, tel que je l’ai décrit plus haut, suffit à le prouver. Le simple fait d’observer provoque une réponse. C’est cette interaction, cette rencontre, qui fait du voyage une expérience unique, intime, en bref une initiation, ainsi que je le décris dans mon roman.

Tous, nous sommes les produits d’une culture, mais aussi d’expériences personnelles. Comme une boite noire systémique, nous passons les stimuli qui nous parviennent au filtre du programme que nous avons écrit en nous, sélectionnant, analysant, interprétant. A chacun sa « madeleine de Proust ». Ainsi, à stimuli identiques, il n’y aura pas deux voyages identiques. Ce que nous percevons et en retirons en dit finalement bien plus sur ce que nous sommes, que sur ce qui nous entoure. Telle est la morale de Zawgyi, celle que découvre Eric à la fin de mon roman :

« En repensant à ce qu’il venait de vivre, il se sentit prêt à affronter n’importe quoi. L’alchimie s’était opérée en lui. Une transformation, une sublimation. L’enfant était mort, l’homme venait de naître. Après tout, peut-être avaient-ils raison : ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort. C’était ça la Birmanie : un purgatoire, un enfer d’incertitude, un pays qui vous prenait tout avant de s’offrir à vous. Un voyage vers les autres, tout autant que vers soi-même. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les dieux ». Il sourit en pensant qu’il lui avait fallu faire tout ce chemin pour exhumer ce qu’il cherchait. Loin de chez lui et de tout ce qu’il croyait connaître, il s’était finalement trouvé. »

C’est finalement là qu’interviennent les « mots du voyage ». Chaque pérégrination est une expérience personnelle qui implique un retour et par conséquent un partage. On ramène le voyage chez soi, on repositionne l’inconnu dans le connu. Ce que les autres n’ont pas vécu, nous le racontons avec nos mots. Chaque photo appelle un commentaire, un mot sur le cadre et sur ce qui est hors champ. A travers ces récits, on raconte l’autre et l’on se raconte tout autant soi-même. L’imperceptible devient tangible, l’incompréhensible est expliqué, l’ailleurs devient familier.

Or, si la physique nous enseigne une chose, c’est qu’il n’y a pas de réalité objective, permanente, absolue. Il n’y a que des perceptions du réel qui, ajoutées les unes aux autres, contribuent bâtir pierre par pierre une vision commune et partagée du monde dans lequel nous vivons. Les mots du voyage participent ainsi à la construction de la réalité. En s’agglutinant, ces données enrichissent la connaissance que nous avons de notre environnement.

La connaissance. Elle est essentielle dans le voyage. C’est elle qui rend ce dernier encore possible, malgré les affres de la mondialisation et de l’uniformisation que je dépeignais plus haut. Si les mots après le voyage, tout subjectifs qu’ils sont, participent de la construction du réel, les mots d’avant jouent un rôle essentiel dans l’interprétation que nous faisons des sensations qui nous assaillent lorsque nous voyageons. En effet, il est inutile de le rappeler, ici tout est symbole. Or, comme je l’explique dans un précédent article de mon blog, les symboles sont une fenêtre ouverte sur la culture, l’inconscient collectif, l’imaginaire d’une population. Ils sont vecteurs de communication et d’information. Comment, sans eux, interpréter certains comportements, explicites ou inconscients ? Comment expliquer le culte rendu à Aung San si l’on ne connaît pas celui du Minlaung ? Comment comprendre la politique birmane, si l’on ne sait rien du Yadaya ? Comment même apprécier l’architecture des temples de Bagan sans s’attarder sur le langage caché qui en couvre les façades ? Comment instaurer un dialogue, un échange, si l’on ne connaît pas la vision différente que l’autre à de notre monde ? Il s’agit ici de la part du voyage qui reste encore possible malgré le développement économique, malgré le tourisme de masse : le voyage vers autrui, menant bien plus qu’à une simple connaissance de l’autre, plutôt à une reconnaissance de l’autre, dans ce qu’il est au plus profond, id est une autre expression de cette humanité universelle, un miroir qui nous renvoie l’image de qui nous sommes réellement. Une reconnaissance de moi en toi. Loin d’amener à un relativisme mou acceptant tout sous couvert de tolérance, cette reconnaissance conduit à un universalisme dénué d’ethnocentrisme, où la diversité constitue l’autre forme d’expression d’une humanité unique.

En cela, les mots du voyage sont utiles en ce qu’ils permettent de construire une image plus fine de la réalité au-delà de la perception réductrice du voyageur de masse cherchant dans l’ailleurs un autre chez lui ou une simple sensation d’exotisme ; ceux qui s’en reviennent après avoir « fait » un pays. Ces mots sont un vecteur permettant de dépasser la dimension physique, horizontale et trop restrictive à mon goût du voyage, pour ouvrir un horizon en lien avec la verticalité, le transcendantal, le spirituel. Ils permettent de s’extirper des clichés, des poncifs, ceux notamment qui restent accrochés au Bouddhisme, aux Birmans, ces mythes du bon sauvage à la Montaigne que vient directement contredire l’actualité. On rejoint ici les travaux menés par Claude Levi-Strauss sur les mythes structurants, par Mircea Eliade sur le sacré et le profane, et par tant d’autres encore. J’ai voulu mettre en scène cette confrontation de points de vue dans mon roman, choisissant des personnages aux origines, aux cultures, aux objectifs différents, pourtant tous l’expression d’une même humanité fondée sur le désir, et ainsi construire à travers leurs yeux une image de la Birmanie s’éloignant du manichéisme, ni noire, ni blanche, mais suivant la jointure des pavés mosaïques.

On retrouve ici la notion de tropisme à laquelle je faisais référence en début d’article : le désir et la finalité du voyage, qui peut être volontaire ou forcé, le conatus de Spinoza, cette envie d’exister, ce moteur de l’action. Dans Zawgyi, je m’intéresse à la liberté de l’homme face à son environnement, celui tout particulier d’une dictature en pleine révolte politique. Tous les protagonistes sont animés par un désir qui les guident dans leur voyage ou qui les lance dedans contre leur gré, subissant involontairement les affres du monde qui les entoure. Ils sont contrôlés plus qu’ils ne contrôlent. Pour Eric, le voyage débute par un désir de fuite, il est une finalité en lui-même. Ce qui changera par la suite pour se conclure par une période où le voyage fini par être subi et non voulu. Les autres personnages, en revanche, semblent animés par un désir de puissance tout nietzschéen, qui donne une autre finalité à leur voyage. Leurs désirs donnent à chaque fois une teinte différente à la vision de la Birmanie pour finir par former une image complexe du pays.

Toutefois, l’écriture ne se limite pas à une description ou même à une construction de la réalité, qu’elle soit matérielle ou spirituelle, qu’elle soit visible ou voilée. Elle permet de sortir du cadre auquel nous restreignent nos sens, les lois de la physique ou notre connaissance d’une réalité. Elle est un outil au service de l’irréel. Tout d’abord parce qu’elle est un média qui, comme l’a expliqué Wittgenstein à propos des jeux de langage, ne se contente pas de lier un signifiant et un signifié de manière mathématique, mais qui déforme, plie, habille la réalité selon des règles partagées, pouvant être enfreintes. La description du Cap Sounion par Châteaubriand ou le poème « On the road to Mandalay » de Kipling, nous font voyager dans un idéal, monde des idées inaccessible, à travers l’exaltation d’une réalité tendant vers l’irréel. Démiurges, ils racontent l’exploration d’une géographie différente de celle qu’arpente le voyageur, celle de l’écrivain. Et, la magie des mots du voyage ne s’arrête pas là : voyage dans le temps, utopie, uchronie, fantastique, science-fiction, etc. Avec les mots, les possibilités de voyages sont infinies.

Zawgyi est ainsi un livre de voyage, un livre du voyage et sur le voyage. Le voyage dans tous ses états. Il débute par un voyage dans le temps, d’abord celui de la chute de Mandalay, puis celui de la Révolution de Safran, qui appartient dorénavant à l’histoire. Il est aussi un voyage en Birmanie, faisant passer le lecteur d’un site à l’autre, de Yangon à Bagan, de Pakokku aux Paktaï. Il s’agit également d’un roman ésotérique explorant l’univers symbolique, ésotérique, spirituel de la culture birmane, un voyage vers l’illumination, qu’elle soit alchimique ou non. Zawgyi est enfin un voyage initiatique, celui d’Eric, celui que j’ai vécu lors des quatre années passées en Birmanie complétées par l’écriture de ce premier ouvrage et, je l’espère, celui du lecteur ; un voyage initiatique, travail au noir et au blanc, vers le cabinet de réflexion, vers notre humanité profonde qu’il faut sublimer. L’or alchimique.

Bonne lecture et merci à tous ceux qui voudraient en savoir plus et voyager par les mots, avant, pendant, après leurs vacances grâce à mon roman.

lundi 13 mai 2013

PROCHAINES CONFERENCES


SAMEDI 25 MAI 2013 - 10H

IMAGINALES ESOTERIQUES & MACONNIQUES D'EPINAL

CAFE ESOTERIQUE - "Imaginaire collectif, ésotérisme et alchimie en Birmanie"
7, rue de Provence - 88000 Epinal

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Site Imaginales Esotériques et Maçonniques d'Epinal



LUNDI 27 MAI 2013 - 20H30

SALON JEUXEY LIRE

CONFERENCE - "Les mots du voyage"
2, rue du Centre - 88000 Jeuxey

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