mardi 17 avril 2012

LA DYNASTIE KONBAUNG, ENTRE MYTHE ET REALITE

Les deux premiers chapitres de mon roman se déroulent en 1885, au moment de la chute de Mandalay, capitale du dernier royaume de Birmanie, ou de Haute-Birmanie. Même si j’explique dans mon ouvrage le cheminement qui a mené la dynastie des Konbaung à sa perte, je crois qu’il est intéressant de nourrir cet épisode avec quelques détails supplémentaires sur l’histoire de cette dynastie qui détient une place particulière dans le folklore et l’imaginaire collectif birman. On se rend compte, en effet, que l’histoire –réelle- de cette dynastie est entremêlée de légendes qui nourrissent encore les contes et les croyances ésotériques de Birmanie.

La dynastie des Konbaung est la dernière de la monarchie birmane et succède à celle des Taungoo (1531-1752). Elle est fondée en 1752 par Alaungpaya un chef de village qui prend la tête de la résistance contre les Môns. Alaungpaya est né dans le petit village de Shwebo, au Nord d’Ava, capitale de l’époque, sous le nom d’Aung Zeya (la très grande victoire). Le royaume de Birmanie est alors en pleine déliquescence et le roi, faible, ne peut faire face à l’offensive lancée par les Môns, avec l’aide de leurs alliés français. Rappelons que la rivalité entre les deux royaumes remonte à Anawratha et que le royaume môn a été sous le joug des Birmans depuis le 14ème siècle. Cette renaissance mône est cependant brève.

Alaungpaya repousse une expédition punitive des envahisseurs contre son village, puis reprend Ava. Il n’est alors pas le seul chef de guerre à essayer de se faire un nom, suite à la capitulation de l’armée du roi de Birmanie mais, fort de ce succès, il réussit à s’imposer comme le leader incontesté de la révolte contre les Môns. Très vite ses partisans voient en lui le Minlaung, le roi messianique, capable de rendre sa grandeur et son unité au Royaume de Birmanie, qui est en train de péricliter. Cette aura religieuse explique la rapidité avec laquelle il peut rassembler l’ensemble des Birmans derrière lui, usurper le trône sans trop de résistance (il ne l’a jamais rendu à l’héritier du roi tué par la Môns après la défaite de Kyaukmyaung en 1753) et lancer la contre-offensive.

Ses premiers succès ressemblent davantage à des récits de batailles bibliques qu’à des comptes-rendus d’historien, tant il semble que le sort soit de son côté par maintes occasions. Finalement, malgré quelques déconvenues, il parvient à reprendre toute la Birmanie et à vaincre les Môns à Dagon, en 1755, qu’il renomme Yangon (fin des combats), puis à prendre Pegou (Bago), capitale de leur royaume. Il conquiert ensuite le Sud du pays, ainsi qu’une partie du Siam, jusqu’à Ayutthaya, qui sera finalement prise par son fils Hsinbyushin en 1764, ainsi que Chang Mai et une partie de l’actuel Laos.
La genèse glorieuse de la dynastie Konbaung explique les légendes et croyances surnaturelles auxquelles elle a donné naissance. Il est ainsi compréhensible que Bodawpaya (Bodaw Phaya ou Maung Waing, 1782-1819), sixième roi de la dynastie et quatrième fils d’Alaungpaya, s’auto-proclame Metteya (ou Maitreya), « Future Bouddha », puisque l’avènement de celui-ci doit naturellement suivre la venue du Minlaung, le roi messianique, incarné aux yeux de tous en la personne de son père. Cette prétention est naturellement rejetée par le clergé bouddhique, la Sangha, ce qui n’empêche pas le Bouddhisme d’être florissant sous son règne. A ce titre, les Birmans continuent de considérer la destruction par un séisme du temple de Mingun, entamée sous son règne et dont il veut faire le plus grand stupa du monde, comme une réponse à sa mégalomanie, rappelant en ce sens l’épisode biblique de la tour de Babel. Le Mantalagyi reste malgré tout aujourd’hui la plus grande structure en briques du monde.

En aparté, les relations entre Bodawpaya et la Sangha montrent le rôle de contre-pouvoir qu’a toujours joué le clergé dans l’histoire birmane et la volonté permanente du gouvernement central de le contrôler et de l’instrumentaliser à des fins politiques. La "Révolution de Safran" de 2007 en est la preuve la plus récente.

Du fait de son ascendance glorieuse et de la mystique dont il entoure son règne, Bodawpaya apparaît également dans le folklore birman dans la légende de Bo Bo Aung. Bo Bo Aung, né Maung Aung ("Frère la Victoire", nom qui rappelle curieusement celui du roi Alaungpaya), est l’alchimiste le plus célèbre de Birmanie, comme je l’explique en détails dans mon roman. Je ne manquerai d’ailleurs pas d’écrire un article sur lui dans quelques temps. Quoiqu’il en soit, l’histoire nous dit que Bo Bo Aung et Bodawpaya sont amis et qu’ils étudient ensemble. On retrouve ainsi le tryptique MinlaungMetteyaZawgyi, du millénarisme ésotérique birman : le roi messianique annonce l’avènement du futur Bouddha, que l’alchimiste immortel attend impatiemment pour l’aider dans sa tâche et pour profiter de ses enseignements.

Cependant, nous avons vu en l’occurrence que la prétention de Bodawpaya d’être le Metteya est fermement repoussée par le clergé et que celle-ci émane en fait de son égo surdimensionné. Il est donc logique que la légende de Bo Bo Aung s’adapte à l’histoire et fasse de Bodawpaya un roi vaniteux qui essaie d’assassiner son ami par jalousie et par peur de ses pouvoirs surnaturels. Comme je le raconte dans mon ouvrage, l’alchimiste triomphe évidemment, mais promet au roi de veiller sur sa descendance. Car, si Bodawpaya n’est pas le Metteya, la venue de ce dernier est toujours attendue, dès lors que le statut de Minlaung d’Alaungpaya n’est pas remis en cause. Il est donc naturel que le « futur Bouddha » soit issu de la dynastie des Konbaung.

Le successeur de Bodawpaya est Bagyidaw, son petit-fils (1819-1837). Suivant les conseils du Général Maha-Bandula, héros militaire birman, il continue la politique d’expansion de ses prédécesseurs et prend l’Assam et le Manipur, entrant en contact direct avec l’Empire Britannique. S’ensuit la première guerre anglo-birmane, remportée par les Anglais, qui se conclue par la signature du Traité de Yandabo en 1824 et la perte de l’Assam, du Manipur et de l’Arakan (ça s’en va et ça revient).

Pour en savoir plus sur cet épisode des relations anglo-birmanes, je conseille vivement la lecture du livre de Henry Gouger « A Personal Narrative of Two Years' Imprisonment in Burma », qui raconte avec beaucoup d’humour la vie de la cour à cette époque, mais aussi le système pénitencier birman, qu’il expérimente pendant deux ans suite à la première guerre anglo-birmane. Un récit d’aventure vivant, un classique en somme, qui vous divertira intelligemment. Suite à sa défaite qui le rend dépressif, Bagyidaw laisse son épouse, la reine Nanmadaw Me Nu, diriger le pays jusqu’au coup d’Etat mené par son frère Tharrawaddy Min, qui prend le pouvoir en 1837.

Ce putsch est intéressant, car il permet d’effectuer un retour sur la légende de Bo Bo Aung. En effet, au moment où il prend le pouvoir, Tharrawaddy Min fait exécuter la reine et le fils unique de Bagyidaw, le Prince Setkya. Il est de coutume à la cour birmane de se débarrasser des éventuels rivaux au trône lors de ces prises de pouvoir par la force. Le couronnement de la reine Supayalat, en 1878, en est le meilleur exemple. Quoiqu’il en soit, Bo Bo Aung a promis à Bodawpaya de veiller sur sa descendance directe, afin de protéger le « futur Bouddha ». Or, la mort du Prince Setkya pose évidemment problème. La légende prend donc le pas sur l’histoire pour nous expliquer que le Zawgyi a miraculeusement sauvé le prince et l’a emmené au royaume de Thagyamin, souverain des nats (esprits) en attendant que l’époque soit propice à son avènement comme Metteya. Cette croyance eschatologique fait évidemment penser à celle que l’on retrouve dans l’Islam chiite, avec le Madhi, 12ème Imam caché. On peut d’ailleurs noter que le 19ème siècle a été propice à l’apparition de ce type de croyances apocalyptique dans le monde entier : le Khaytisme, le Babisme, le Baha’i, les Mormons, l’Adventisme, etc. La conclusion de cette légende montre également que l’ésotérisme birman, en particulier l’alchimie, sert en quelque sorte de ciment entre l’animisme traditionnel, les croyances issues de l’Hindouisme et l’orthodoxie du Bouddhisme Theravada.

Pagan Min (1846-1853) succède finalement à Tharrawaddy Min à la mort de ce dernier en 1846, après avoir tué ses deux frères rivaux. En 1852, les Britanniques remportent la deuxième guerre anglo-birmane, déclarée suite à une provocation anglaise injustifiée, annexant toute la partie sud du pays. Le royaume ne conserve que la Haute-Birmanie.
Le demi-frère de Pagan Min, Mindon, qui s’était opposé à cette guerre, monte finalement sur le trône en 1853, suite à l’abdication de celui-ci, offrant à la Birmanie sa dernière période de paix et de prospérité.

Mindon Min reste probablement l’un des souverains les plus populaires et respecté de l’histoire birmane, même s’il ne possède pas l’aura des conquérants que sont Anawrahta ou Alaungpaya. Malgré les pressions extérieures de la part des grandes puissances coloniales européennes, il parvient à maintenir la paix dans le royaume, à moderniser l’armée et l’économie birmanes et ouvre même la voie à une monarchie constitutionnelle, qui ne verra pas le jour du fait de l’opposition du Conseil royal. Comme la plupart des rois birmans, Mindon Min déplace la capitale du royaume et construit une nouvelle cité royale à Mandalay, en 1857, réalisant ainsi une prophétie du Bouddha, selon la légende.

Bien que les archives officielles n’en fassent pas état, la rumeur veut qu’il ait sacrifié une cinquantaine de personnes en les enterrant vives sous les remparts, pour que leurs leikpyas (esprits papillons) protègent le palais. On s’aperçoit que la culture birmane conserve des aspects vivaces de l’animisme traditionnel. Car, si le Bouddhisme veut qu’il n’existe pas d’âme immortelle, la croyance populaire stipule que l’esprit d’une personne morte violemment continue de hanter les vivants. La tradition veut que les moines se relaient pendant sept jours dans le foyer d’un mort pour prier, afin de pousser l’esprit à quitter ce monde. On retrouve cela en Thaïlande, où le leikpya est appelé khwan. Je conseille la lecture de « Burmese supernaturalism » de Melford Spiro à ce sujet.

Mindon Min, comme la plupart des rois birmans, a de nombreuses épouses et donc beaucoup d’enfants. Par faiblesse ou à cause de la maladie qui le tuera en 1878, il n’a pas la force d’imposer un successeur. C’est là qu’intervient le couronnement de Thibaw Min et de Supayalat en 1879, qui sont les derniers monarques de Birmanie et donc de la dynastie Konbaung. Ceux qui ont lu mon livre en sauront déjà beaucoup sur les dernières années de la vie du Royaume de Birmanie, qui tombe en 1885, suite à la prise de Mandalay par les Anglais. Je conseille néanmoins la lecture de plusieurs ouvrages passionnants sur ces années troubles de l’histoire birmane.

Tout d’abord l’ouvrage de Harold Fielding-Hall « Thibaw’s queen », qui raconte la vie de la cour et de ce couple royal pas comme les autres, jusqu’à l’annexion anglaise. Il s’agit du témoignage vivant d’une demoiselle d’honneur qui revisite ses années passées au service de Supayalat de manière ingénue et émouvante. Je recommande enfin les lettres du pasteur James Alfred Colbeck, publiées après sa mort par son frère en 1892, sous le titre « Letters from Mandalay, A series of letters for the most part written from the royal city of Mandalay during the troublous years of 1885-79; Together with letters written during the last Burmese campaign of 1885-88 ».

Le Père Colbeck a vécu à la fois l’accession au trône de Thibaw et le massacre des prétendants qui a suivi (il commet cependant quelques erreurs à ce sujet, en accusant notamment Supayalat et Thibaw d’en être les instigateurs), et il a ensuite accompagné l’armée britannique lors de la campagne de 1885. A ce sujet, je tiens à dire que le récit que je fais de la fuite du Prince Nyaung Yan dans mon roman (l’aïeul de Sabai Pyu) s’appuie directement sur le témoignage du Père Colbeck qui lui a sauvé la vie.

Avec la chute de Mandalay disparaît évidemment la croyance populaire en l’avènement du Metteya au sein de la descendance d’Alaungpaya. Il faudra finalement attendre la venue d’Aung San, le père d’Aung San Suu Kyi, pour que le peuple pense de nouveau avoir trouvé le Minlaung, le roi messianique chargé d’amener un nouvel âge d’or. Aung San n'a d'ailleurs cessé de se chercher des origines royales et légendaires, afin de justifier son statut et de s'entourer de la même aura religieuse qu'un Alaungpaya, par exemple. Mais cela fera l’objet d’un autre article.

Jak Bazino

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire